lundi 19 novembre 2012

Maintenant je préfère me laisser aller à la drogue douce du souvenir...

























Pix : Ming Smith, "Invisible Man", 1998

« … la révolution a tout broyé, des hommes des femmes des femmes des hommes même des enfants, la révolution, il en reste des morceaux en nous, débris d’un vieux rêve d’adolescent mal grandi qui n’a pas eu la chance de tenir un fusil pour défendre ses songes : moi on m’a plutôt mis une seringue dans la main au lieu d’un flingue ou d’une bombe, et j’aurais préféré arpenter la steppe sur de petits chevaux en criant « Cosaques, cosaques, allez-vous laisser détruire votre armée ? » comme dans Tarass Boulba immense roman de Gogol, le premier roman russe que j’ai lu, j’aurais préféré une épopée même gauchiste et tardive aux réduits estudiantins qui sentaient la crasse et le temps perdu, à Paris ou ailleurs, malgré l’épatante présence de Jeanne qui survolait tout cela d’un air distrait.
Quand je l’ai rencontrée à Paris nous avions dix-huit ans à peine, je débarquais de ma province et j’avais l’impression de sortir de prison, de rentrer du Goulag, de Magadan ou d’ailleurs et de retrouver une liberté qu’en réalité je n’avais jamais connue, à part dans les livres, dans les livres qui sont bien plus dangereux pour un adolescent que les armes, puisqu’ils avaient creusé en moi des désirs impossibles à combler, Kerouac, Cendrars ou Conrad me donnaient envie d’un infini départ, d’amitiés à la vie à la mort au fil de la route et de substances interdites pour nous y amener, pour partager ces instants extraordinaires sur le chemin, pour brûler dans le monde, nous n’avions plus de révolution, il nous restait l’illusion du voyage, de l’écriture et de la drogue.
Je me souviens de la première fois où nous avions fumé de l’opium avec Jeanne, quelques mois avant son premier séjour en Russie et sa rencontre avec Vladimir sur la Volga majestueuse, je me souviens de la petite boule de pâte noire comme si c’était hier, cette sève bouillait en crépitant un peu et répandait une épaisse fumée à l’odeur d’encens qui laissait un goût un peu amer dans la bouche avant de vous brouiller les yeux et de vous faire sourire, je me rappelle nous étions très émus et maladroits, l’opium signifiait toucher un mythe du doigt, avec les poumons plutôt, un mythe, nous étions aussi émus et maladroits que lorsque nous faisions l’amour pour les premières fois, cet acte étrange toujours neuf toujours recommencé où chaque corps est si différent, avant que les substances chimiques ne nous volent notre désir, avant que Jeanne ne disparaisse dans les brumes du Nord, dans les bras de Vladimir, dans la passion de l’étude, dans la langue et la littérature russes.
(...) Le café me remet dans les narines l'odeur de l'Opium, j'ai une demi-tablette de Rohypnol dans ma valise, mais je les garde en cas de coup dur, maintenant je préfère me laisser aller à la drogue douce du souvenir, bercé par les errances de ce train qui danse comme un ours sur ses traverses, des arbres, des arbres de haute futaie, des arbres à abattre, holzfallen, holzfallen, comme criait ce personnage de Thomas Bernhard dans son fauteuil à oreilles, en maugréant contre les acteurs et la bonne société de Vienne, jamais je n'écrirai ça, Vlado, tu sais, jamais jamais, cette langue inouïe, répétitive jusqu'à l'hypnose, méchante, incantatoire, d'une méchanceté hallucinée, j'avais vingt ans quand j'ai lu ce livre Vlad, vingt ans et j'ai été pris d'une énergie extraordinaire, d'une énergie fulgurante qui a explosé dans une étoile de tristesse, parce que j'ai su que je n'arriverais jamais à écrire comme cela, je n'étais pas assez fou, ou pas assez ivre, ou pas assez drogué, alors j'ai cherché dans tout cela, dans la folie, dans l'alcool, dans les stupéfiants, plus tard dans la Russie qui est une drogue et une alcool j'ai cherché la violence qui manquait à mes mots Vlad, dans notre amitié démesurée, dans mes sentiments pour Jeanne, dans la passion pour Jeanne qui s'échappait dans tes bras, dans la belle douleur que signifiait la voir dans tes bras, dans mon absence apparente de jalousie, dans cette consolation joyeuse que ce soit toi dans ses bras, je savais qu'elle faisait ce que je ne pouvais pas faire, par éducation, par volonté, par destin, par goût tout simplement, elle occupait la place que je ne pouvais pas prendre et je vous regardais sans vous voir comme Thomas Bernhard dans son fauteuil à oreilles, et c'était bien comme ça.
(...) Comment dit-on oublier en russe, aucune idée, je sais juste les vers de Mandelstam et ceux d'Essenine le pendu de Pétersbourg, j'irais bien sur le Bosphore, là, dans tes yeux j'ai vu la mer, un magnifique incendie bleu."

Mathias Enard, L'alcool et la nostalgie, Editions Inculte, 2011.

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